Des plumes empoisonnées

  Le Monde diplomatique
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Si les « fake news » véhiculées par des « trolls » sur les réseaux sociaux abîment la vie publique, certaines fausses nouvelles produites par l’élite journalistique peuvent détruire la vie de personnes accusées sur la base d’enquêtes frelatées. C’est ce type de journalisme policier qui a contribué à faire condamner à perpétuité, au milieu des années 1980, le militant anti-impérialiste Georges Ibrahim Abdallah.

Un homme croupit dans les geôles françaises depuis plus de trente-cinq ans : M. Georges Ibrahim Abdallah. Arrêté en octobre 1984, ce militant de la Fraction armée révolutionnaire libanaise (FARL) écope deux ans plus tard d’une courte peine pour association de malfaiteurs et détention d’explosifs (1). Mais, alors qu’il attend son second procès, en février 1987, pour complicité dans l’assassinat en France d’un attaché militaire américain et d’un diplomate israélien plusieurs vagues d’attentats ensanglantent les rues parisiennes, notamment en mars et septembre 1986. Un Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient (CSPPA) revendique les explosions. Le ministre de l’intérieur Charles Pasqua et son ministre délégué à la sécurité Robert Pandraud incriminent alors M. Abdallah et ses frères. « Je me suis dit qu’au fond mettre en avant la piste Abdallah ne ferait pas de mal, même si ça ne faisait pas de bien, admettra plus tard Pandraud. En réalité, nous n’avions alors aucune piste (2). » Les auteurs des attentats seront finalement identifiés (des militants du Hezbollah liés à l’Iran) (3) mais, entre-temps, la justice a condamné M. Abdallah à perpétuité.

« Je me suis dit qu’au fond mettre en avant la piste Abdallah ne ferait pas de mal, même si ça ne faisait pas de bien », admet Robert Pandraud
Sitôt le nom « Abdallah » jeté en pâture, l’ensemble de la presse française le reprend avec d’autant plus d’entrain que le quotidien français « de référence », Le Monde, a lui-même mordu à l’hameçon du ministère de l’intérieur. Compte tenu de son influence sur le reste de la presse, la ligne suivie par ce journal revêt une importance particulière. « Derrière le CSPPA se cacheraient les amis de Georges Abdallah Ibrahim (sic), et l’enjeu véritable des attentats est la libération de celui-ci », écrit en reprenant l’hypothèse policière Edwy Plenel (Le Monde, 3 septembre 1986), qui couvre l’affaire avec son confrère Georges Marion. Le conditionnel ne tiendra pas longtemps. Le 16 septembre, après l’explosion d’une bombe à la préfecture de police de Paris la veille (un mort et cinquante-six blessés), Plenel évoque la « folie meurtrière des amis de Georges Ibrahim Abdallah », alors que ces derniers n’ont aucun lien avec l’attentat, comme l’établira l’instruction.

Portraits placardés dans toute la France
Quand, le 17 septembre, une bombe explose devant le magasin Tati de la rue de Rennes, à Paris (sept morts, cinquante-cinq blessés), les services de sécurité français attribuent l’attentat à M. Émile Abdallah, l’un des frères de Georges, après que MM. Maurice et Robert Abdallah — deux autres membres de la fratrie soupçonnés par la police d’avoir commis cinq jours plus tôt un attentat à la Défense — voient leurs portraits placardés dans toute la France avec la promesse de 1 million de francs (4) aux informateurs. Le jour même du carnage, les suspects clament leur innocence lors d’une conférence de presse qu’ils donnent à Tripoli (Liban), distant de 3 500 kilomètres de Paris. Plenel et Marion concluent à « une mise en scène bien orchestrée » (19 septembre) et poursuivent la piste tracée par Pasqua et Pandraud : portraits à charge (« Maurice et Robert Abdallah, deux frères sous influence », 18 septembre), affirmation à l’indicatif de la « participation de Robert aux attentats récents » (20 septembre) et désignation de la « tête pensante. Il s’agit d’Émile Ibrahim Abdallah, l’un des frères de Georges », reconnu sur photos par « des témoins fiables et précis » (19 septembre). Las, M. Émile Abdallah a été vu au Liban, par les correspondants locaux de l’Agence France-Presse (AFP), quelques heures à peine après l’attentat. La couverture médiatique du quotidien du soir frappe par le poids écrasant des sources policières.

Une mécanique du scoop inchangée depuis le milieu des années 1980, avec des « révélations » fondées sur des sources policières
C’est au milieu des années 1980, période marquée par la montée en puissance de la télévision, avec notamment les journaux télévisés de TF1 et France 2, que se met en place un schéma désormais classique : un journaliste publie un scoop dans la presse écrite puis le démarque dans les médias audiovisuels pour capter une nouvelle audience, avant de revenir sur l’affaire plusieurs jours de suite dans son journal — ce qu’on appelle « feuilletonner un scoop ».

Dans son édition datée du 30 octobre 1986, Le Monde publie à la « une » : « Le gouvernement aurait obtenu une trêve avec le clan Abdallah », sur la foi d’une « confidence d’un responsable policier » recueillie par Plenel — une fake news au carré puisque, M. Abdallah n’étant pas lié à cette affaire, sa famille n’avait pas de raison de conclure de trêve avec le gouvernement français. Le soir même, Plenel, auteur avec Marion de ces « révélations », est l’invité du journal télévisé de TF1, où il débobine à l’affirmatif son scénario imaginaire : « Les Algériens et les Syriens ont dit au clan d’Abdallah et au réseau des FARL d’arrêter de poser des bombes dans la mesure où plus les attentats continuaient à Paris, plus le but qu’ils recherchaient, c’est-à-dire la libération de Georges Ibrahim Abdallah, s’éloignait. » Cette thèse sera développée le lendemain et le surlendemain dans les pages du quotidien. Lequel persistera à soutenir la piste de la culpabilité de M. Abdallah dans le sillage de la police judiciaire, y compris après l’arrestation des vrais coupables en mars 1987 — des activistes iraniens — par un service concurrent, la direction de la surveillance du territoire (DST). Vingt-cinq ans plus tard, l’ancien juge antiterroriste Alain Marsaud confie dans ses Mémoires : « Il est désormais évident qu’Abdallah fut en partie condamné pour ce qu’il n’avait pas fait (5). »

L’annonce de la réclusion criminelle à perpétuité prononcée contre lui début mars 1987 suscite un large consensus chez les journalistes (sauf à L’Humanité) — un « verdict courageux », écrit même Marc Kravetz dans Libération (2 mars 1987). Ce condamné-là n’était-il pas un peu le leur ? Sur les plateaux de la balance, leurs plumes faussées avaient pesé.

Pierre Carles & Pierre Rimbert